L’année 1997 va voir s’opérer un véritable tournant dans l’histoire de la scène électronique française. La sortie début janvier de l’album Homework des Daft Punk n’y est sans doute pas étrangère.
Depuis 1995 et leur maxi « Da Funk »/« Rollin’ & Scratchin’ » un public de plus en plus large est impatient d’entendre enfin les Daft Punk sur long format. Les grandes maisons de disques se battent pour signer le duo parisien et c’est finalement Virgin, sous l’impulsion de son directeur Emmanuel de Buretel, qui remporte la bataille. Cette arrivée sur une grande major brise un tabou dans une scène techno/house jusque-là très soucieuse de son indépendance. Ainsi Homework bénéficie d’une large distribution au niveau mondial et d’un budget conséquent pour en assurer la promotion. Pour la première fois la musique électronique, jusque-là cantonnée à l’underground et souffrant d’une réputation sulfureuse, se retrouve dans les rayons des supermarchés et touche un public plus large. Conscients que cette exposition nouvelle va irrémédiablement changer leurs vies, Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homen Christo choisissent néanmoins de ne pas devenir des rock stars et d’apparaître désormais masqués. Musicalement, le disque est encore très empreint de la techno des origines et de la house, en particulier celle de Chicago.
Le morceau « Teachers » est d’ailleurs un hommage explicite à nombres de producteurs de ces deux scènes. L’album marque aussi le début de l’hystérie autour de ce que l’on appelle la « French Touch » et nombre d’artistes vont alors s’appliquer à reproduire le son « Daft » usant de samples disco et funk boostés à l’aide de compresseurs. Le succès public est énorme avec plus de deux millions d’albums vendus dans le monde. La presse rock, elle, fait un peu la fine bouche face à une musique qu’elle a encore du mal à comprendre. Ainsi les Inrockuptibles se plaignent d’un « album tristement harassant ». Tout n’est pas encore totalement gagné.
Sortie de l’album 30 de Laurent Garnier contenant l’un de ses plus gros classiques : « Crispy Bacon ». On le voit en promo sur des plateaux de télévision dont « Nulle Part Ailleurs » sur Canal +. Plusieurs clips issus de l’album comme « Crispy Bacon » et « Flashback » sont réalisés par Quentin Dupieux, qui n’est pas encore connu sous le pseudonyme de Mr. Oizo. L’année suivante, l’album est consacré par une Victoire de la Musique dans la catégorie « dance ». Une première.
Après quelques soirées house lors des éditions précédentes, le Printemps de Bourges s’associe avec un promoteur d’Annecy pour organiser une grande rave : Hexagona 97.
Avec plus de 5000 personnes, la techno confirme qu’elle a sa place dans les festivals de musique traditionnels. La fête est même retransmise en direct sur NRJ. On y retrouve un plateau très international avec Carl Cox, Jeff Mills, Richie Hawtin, Joey Beltram ou Luke Slater.
Affiche de la rave Hexagonale 97
La rave légale D-Mention – derrière laquelle on retrouve Fabrice Gadeau, aujourd’hui directeur du Rex Club – se tient à Rungis non sans mal, les organisateurs ayant été harcelés la commission de sécurité sur ordre de la préfecture. Les voilà obligés, pour une soirée dansante, de devoir installer près de 3000 chaises et de revoir leur jauge drastiquement à la baisse. La techno fait encore – un peu – peur.
Article de Libération racontant la soirée D-Mention
À l’opposé du son house et « French Touch » qui déferle alors, le DJ Manu le Malin choisi le printemps pour sortir le premier volume de sa série de mix Biomechanik. Inspirée par les travaux du plasticien suisse H.R. Giger – qui a notamment créé la créature du film Alien – la compilation va populariser un hardcore d’inspiration sombre et hip-hop. Après quelques années à jouer régulièrement dans les raves et les free parties, Manu a en effet trouvé son « son » influencé à la fois par une scène allemande très froide et par une scène new-yorkaise plus volontiers « gangsta ».
Sorti sur Level 2, une subdivision du label F Communications de Laurent Garnier, le disque bénéficie d’une distribution plus large. Le hardcore étant jusque-là confiné au support vinyles et aux disquaires spécialisés, à l’exception de compilations hollandaises beaucoup plus racoleuses. Biomechanik permet donc à tout un nouveau public, pas forcément adepte du vinyle ou des sorties en raves, de découvrir un pan entier du hardcore dont il n’avait pas forcément connaissance. La technicité de Manu le Malin aux platines lui permet de rendre abordable une musique à priori ardue. Mais paradoxalement, Biomechanik sort à une période charnière où une partie de la scène hardcore française, celle des raves portées par des DJ’s comme Liza N’Eliaz et Laurent Hô est en train de péricliter au profit de celle des free parties, amatrices de musiques moins complexes.
Sous l’impulsion des défuntes éditions Freeway, un nouveau magazine voit le jour dans les kiosques : Trax. Visant un public plus large que l’historique Coda et porté par la vague « French Touch » il met en avant des artistes déjà bien établis et offre un CD de dix titres chaque mois. Alexandre Jaillon, aujourd’hui directeur associé de la société We Love Art, organisatrice de nombreux soirées et festivals dont We Love Green, en devient le premier rédacteur en chef.
ASTROPOLIS Du côté de la Bretagne, après deux premières éditions, l’une champêtre et l’autre dans un parc des expositions, le festival breton Astropolis investit pour la première fois le château de Kériolet à Concarneau. Le châtelain est ravi d’accueillir des milliers de doux raveurs. Liza N’Eliaz et Jeff Mills en back to back réalisent un set d’anthologie.
Autre grand raout estival, Boréalis se retrouve à l’étroit dans les Arènes de Nîmes et rejoint pour la première fois le gigantesque Espace Grammont à Montpellier. C’est le plus grand événement techno jamais vu en France avec près de 25 000 personnes. On y retrouve Daft Punk, Chemical Brothers, Laurent Garnier et même l’électronica expérimentale d’Autechre.
La musique électronique devient une musique générationnelle avec le succès de Daft Punk et de la « French Touch ». Longtemps confinée aux chaînes du câble – 120 BPM sur MCM – elle a désormais son émission mensuelle sur M6 : « Techno Max ». Son nom découle de son animateur – un peu mégalo pour le coup – Max, qui officie aussi sur Fun Radio.
Même le service public et les émissions d’information se mettent à traiter de la techno sous un angle culturel, sociologique et plutôt bienveillant. C’est le cas d’ « Envoyé Spécial » qui diffuse à la fin de l’année un reportage intitulé « La France qui Rave ». Réalisé par Nicolas Winckler, un jeune journaliste au ton souvent décalé, il n’élude pas la question de la drogue, mais ne s’y attarde pas. Préférant partir à la rencontre d’artistes, de patrons de label, d’animateurs radio, de journalistes, d’organisateurs et de jeunes fêtards. Clairvoyant, il saisit bien les différentes sensibilités qui commencent à s’opposer sur fond de lutte des classes. Entre les défenseurs de la free party illégale et gratuite, les étudiants préférant les grandes raves organisées, et une scène club plus bourgeoise qui voit exploser le son « French Touch ». Il explique de manière très didactique en quoi consiste la part artistique du disc-jockey, le rôle central qu’il occupe dans les soirées et la mutation qui s’opèrent chez beaucoup d’entre eux vers les métiers de la composition et de production. Il interroge aussi les différents acteurs sur les idéologies, les valeurs véhiculées par cette nouvelle musique, dont on dit qu’elles sont souvent absentes. Il traite enfin de la récupération du mouvement techno par la classe politique et par le monde du business et des majors companies. Une reconnaissance médiatique qui intervient à une époque charnière pour la scène électronique française qui fût longtemps marginalisée, voire diabolisée.